
La légende de la Croix de la Lande brûlée à Châteaubriant, vue par le peintre Gary Harmer. (©Gary Harmer)
Nous sommes peut-être vers 1680, au temps de Louis XIV et de la construction du château de Versailles. C’est au mois de juin, temps où l’épine blanche jette la neige de ses fleurs sur nos belles campagnes, où tout, dans la nature, est joie, chansons, parfums, amour et vie.
Trois jeunes filles cheminent gaiement à Châteaubriant (Loire-Atlantique), un jour de dimanche, sur la route charmante qui court entre la Goupillère et la Mercerie, pour s’incliner vers Boisbriant.
C’est un coteau en pente douce dont le pied est baigné par la Chère au cours capricieux. Au fond de la vallée, et à travers des masses verdoyantes, se détache le manoir du Boisbriant. Ni bois, ni haies, ni cultures n’interrompent à cette époque l’immense prairie qui déroule ses trésors de verdure et de fleurs. La vallée, en cet endroit, est délicieusement pittoresque.
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Une campagne paisible…
En arrière, c’est Béré, avec son clocher, réputé la plus belle aiguille de la province, et son paisible couvent Saint-Sauveur.
Plus loin, dans la vallée, se dressent les toits de la ville close, ceinte de ses maigres remparts. À ses côtés, le donjon féodal, comme un géant, domine le splendide château neuf, et célèbre la gloire de la famille de Châteaubriant.
Ce château a plus d’un attrait pour la jeunesse. Au-delà des larges douves, autrefois défensives, devenues de vrais miroirs en harmonie avec des jardins enchanteurs. Dans le parc aux grandes frondaisons, refuge de garennes à lapins, le manoir des Cohardières nouvellement transformé est prêt à recevoir le maître de ces lieux, le Grand Condé.
La chapelle, lieu de rendez-vous de la jeunesse de Châteaubriant
Proche du manoir de Boisbriant, au hameau de la Malhorais, s’élève une chapelle. C’est là que, chaque dimanche, des habitants des environs viennent invoquer saint Mathurin pour la guérison de leurs migraines. Parmi eux, une jeunesse légère vient avant tout pour danser à l’ombre des bois sur la pelouse autour de la chapelle. Les propos joyeux et la danse folâtre achèvent de dissiper les soucis domestiques qui sont le lot quotidien des pauvres.
Plaisirs innocents de ces temps de foi et de simplicité, aujourd’hui on vous méprise ; et par quoi vous a-t-on remplacés ? On comprend avec quelle ferveur les jeunes, et même les vieux, accourent au rendez-vous.
Une course vers la Croix de la Bruère
D’un pied sur l’autre, et de propos en propos, nos trois pèlerines se dirigent donc vers la chapelle. Elles vont arriver à la Croix de la Bruère quand le désir de s’amuser, si naturel à cet âge, s’empare soudain du trio folâtre, et du plus loin qu’elles l’aperçoivent :
– Gageons, dit l’une, que j’arriverai la première.
– S’il plaît à Dieu, réplique la deuxième, c’est moi qui vous y devancerai.
– Qu’il plaise à Dieu ou au Diable, s’écrie la troisième, j’y serai avant vous.
Et toutes trois aussitôt de courir de toute la vitesse de leurs jambes. La troisième l’emporte sur ses compagnes.
– M’y voilà ! s’écrie-t elle au moment où elle touche la croix.
– Et moi aussi ! fait le Diable, qui s’abat sur elle, comme un vautour.
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Le Diable étouffe la jeune fille imprudente !
En même temps, il étouffe la pauvrette. Son souffle embrasé se répand au loin et dessèche tellement la prairie que l’herbe n’y a jamais repoussé. La stérile bruyère et l’ajonc épineux changent ce lieu en une sombre et triste lande : on l’appelle depuis la Lande brûlée.
Le Diable ne partit point sans laisser une autre trace de sa présence redoutée. Si vous voulez vous donner le plaisir de cette promenade, vous pourrez voir encore, sur la pierre qui sert de base à la croix, l’empreinte profonde de ses pieds fourchus. Mais hâtez-vous, car le monument tombe en ruine…
Christian Bouvet
Le pourquoi de cette légende : une démonstration moralisatrice
L’abbé Charles Goudé n’a probablement pas créé cette légende dont on ignore l’origine, mais il s’en inspire pour faire une démonstration en deux points.
Le premier concerne le mythe du « bon vieux temps », de « l’âge d’or » : une nature généreuse est présentée sous des atours flatteurs mais imaginés, une population aux mœurs simples, aux « plaisirs innocents », à la foi profonde. À ce temps révolu, qui est aussi celui de la toute puissance de l’Église, s’opposerait l’époque des années 1870 que vit Charles Goudé.
La république a été proclamée en 1870 et le nouveau régime s’affermit, surtout en 1877 au cours de laquelle s’effondre une possible restauration monarchique. L’abbé Goudé n’est pas un républicain. Sans mettre en cause directement la république, il dénonce l’évolution des mœurs et, sans l’écrire, la politique anticléricale gouvernementale. Cependant, les enquêtes diocésaines dans l’arrondissement de Châteaubriant ne relèvent pas encore une baisse des pratiques religieuses qui ne devient significative qu’autour de 1900.
Le second point témoigne de l’éducateur catholique combatif et moralisateur qu’est Charles Goudé. La troisième jeune fille, qui gagne la course, blasphème en mettant Dieu et le Diable sur un pied d’égalité. Le Diable invoqué répond et se manifeste. Il signe, d’abord de l’empreinte de ses pieds fourchus, la mort de la jeune fille, puis par son souffle, la mort de la nature féconde qui devient une lande désolée. Charles Goudé affirme dans ce texte pourtant empreint de légèreté sa mission de prêtre. Pour le croyant, le péril est quotidien. Même aux moments de gaieté, et jusqu’au pied d’un calvaire, Satan est là, qui ruine l’âme des hommes et les fruits de la nature. C’est le thème moralisateur de cette légende.